Les déracinements du grand âge : esquisse d'une psychologie de l'exil

TitreLes déracinements du grand âge : esquisse d'une psychologie de l'exil
Type de publicationCommunications avec actes
Année de publication2021
LangueFrançais
Titre de la Conférence/colloqueLes déracinés
jour/mois du congrès, colloque03/21
Auteur(s)Heslon, C.
Université, EditeurAssociation Psychologies & Vieillissements
Ville, PaysNantes, France
Texte complet

Colloque Psychologie & Vieillissements « Les déracinés »

Nantes / 23 mars 2021

 

Les déracinements du grand âge :

esquisse d’une psychologie de l’exil.

 

 

Christian HESLON

Maître de conférences HDR en psychologie des âges de la vie (UCO-Angers)

Chercheur permanent INETOP-Psychologie de l’orientation (CRTD, CNAM-Paris)

06 11 50 52 28 / christian.heslon@uco.fr

 

 

 

« … voir dans le vieillard non pas son semblable, mais un autre.

Il est le Sage vénérable qui domine ce monde terrestre.

Il est un vieux fou qui radote et extravague. 

Qu'on le situe au-dessus ou en dessous de notre espèce, 

en tout cas on l'en exile. »

 

Simone de Beauvoir. La vieillesse (1970).

 

 

INTRODUCTION : RACINES ANTHROPOLOGIQUES DE LA VIEILLESSE

Cette citation de Beauvoir rejoint l’opposition qu’établit Maurice Godelier entre « vieillesse magnifiée » et « vieillesse marginalisée »[1] : la vieillesse est un déracinement, d’autant plus tragique qu’il se produit à l’âge où l’on devient soi-même racine. J’ai coutume de distinguer entre quatre figures anthropologiques de la vieillesse[2], qui sont autant de manières de traiter culturellement cette tension entre les déracinements du grand âge et les racines que deviennent les branches que nous fûmes, à l’heure de nos jeunesses, une fois que nos filles et fils sont eux-mêmes devenus les troncs de nouvelles branches. Ces quatre figures commencent par la lettre « a », comme « âgé » - ou « archaïque » ! La figure de l’ancien fut résumée par la formule fameuse d’Amadou Hampâté Bâ : « Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». La figure de l’ancêtre renvoie au pont qu’établissent les plus vieux entre les morts, qu’ils rejoindront bientôt et les vivants, auxquels ils appartiennent encore. La troisième figure est celle de l’aïeul, dont le poids généalogique fut souligné par Anne Ancelin-Schützenberger avec son livre Aïe, mes aïeux ![3] La dernière figure, la plus actuelle, est celle de l’aîné, sorte de grande sœur ou de grand frère par-delà les sauts générationnels, traduisant l’aspiration à la fraternité entre les âges, selon l’idéal du care – c’est-à-dire l’ « attention à autrui », autrui étant considéré comme un proche, comme un autre soi-même possible (care provient du latin caritas, qui traduit l’agapé grecque, qui est amour du prochain). Les deux premières de ces figures, l’ancien et l’ancêtre, se rencontrent dans les sociétés où la vieillesse est rare – et masculine. Les deux autres, l’aïeul et l’aîné, sont caractéristiques de nos sociétés occidentales, où la vieillesse est fréquente, donc féminine, puisque l’espérance de vie dépasse celle des hommes dès lors qu’elles font moins d’enfants et que cette espérance de vie progresse dans une population lorsque diminue son taux de fécondité. Parallèlement, l’ancien et l’aïeul traduisent un surplomb trans-générationnel des plus vieux sur les plus jeunes, là où l’ancêtre et l’aîné reflètent un échange inter-générationnel. C’est ce que résume la figure 1. ci-dessous :

 

Fig. 1 – Quatre figures anthropologiques de la vieillesse

 

Vieillesse rare et masculine

 

 

ANCIEN                                   ANCÊTRE

 

      Trans-générationnel                                                                            Intergénérationnel

 

                                               AÏEUL                                     AÎNÉ

 

 

Vieillesse fréquente et féminine

 

Deux conséquences en résultent concernant les déracinements du grand âge. En premier lieu, le sujet âgé n’est pas invité à faire racine en se déracinant selon qu’il soit considéré – et se considère lui-même – comme ancien, ancêtre, aïeul ou aîné. En second lieu, les déracinements du grand âge ne seront pas identiques selon que l’on soit né dans une culture de l’ancien et vieillisse dans celle de l’aîné (ce qui est par exemple le cas des vieillards français nés dans les années 1930), ou que l’on ait grandi dans une culture de l’ancêtre pour finir ses jours dans celle de l’aïeul (à l’instar des natifs du Maghreb, vieillissant aujourd’hui en France).

 

1/ LES DÉRACINEMENTS DU GRAND ÂGE

Faire racine pour se déraciner, telle est l’une des définitions possibles du grand âge dans les sociétés occidentales contemporaines. Ou alors : toute vie est un tri. Il s’agit de trier, de garder ou de jeter, de se souvenir ou d’oublier, de retenir ou de laisser filer, sans trop de remords ni de regrets. Comme lorsque l’on déménage. Ou, plus ponctuellement, lorsque l’on fait ses bagages pour un séjour de vacances. Comme dans le jeu de l’île déserte : si vous deviez partir pour une île déserte, que voudriez-vous surtout emporter avec vous ? Autrement dit, qu’êtes-vous prête, qu’êtes-vous prêt, à abandonner ? Ces déracinements du grand âge, que j’ai précédemment évoqués d’une autre manière dans Accompagner le grand âge[4], relèvent d’au moins trois phénomènes conjoints.

 

Le premier de ces phénomènes provient du fait que nos vies adultes sont devenues, en l’espace de deux à trois générations seulement, considérablement plus longues, plus mobiles et plus connectées. Il s’ensuit que nos actuelles vieillesses et, plus encore, celles à venir, sont faites de délestages, d’occasions à saisir, d’imprévus, de changements souhaités ou subis, de surprises attendues ou inespérées, de catastrophes malheureuses mais aussi, parfois, finalement heureuses. De ce que Jacques Limoges et Jean-Pierre Boutinet ont articulé de dialectique entre « tenir-prise » et « lâcher-prise »[5]. De ces Rupture(S) qu’en termes plus modernes Claire Marin nous invite à surmonter comme autant de déchirements inévitables – au mieux, on les repousse[6]. Ce sont non pas des déracinements liés au vieillissement, ni même à l’avancée en âge, mais de ces déracinements ordinaires qui constituent les vies nomades d’aujourd’hui : déménagements, mobilités professionnelles, divorces, recompositions familiales, licenciements, deuils ou maladies. Les choses de la vie, quoi, celles du film de Claude Sautet basé sur le roman éponyme de Paul Guimard[7]. Ces déracinements croissants des adultes d’aujourd’hui feront-ils des vieillards mieux préparés à s’adapter aux futurs déracinements de leur grand âge, plus résilients ? Ou, au contraire, auront-ils été plus brisés par autant de remaniements contrariés successifs que leurs parents et grands-parents, dévastés par les guerres ? Ce qui est sûr, c’est que les adultes d’aujourd’hui ont à se déraciner plus fréquemment que leurs ascendants et ce, de trois manières : en déménageant ; en changeant de travail ; en divorçant.

 

Le deuxième phénomène actuellement constitutif des déracinements du grand âge relève d’une différence générationnelle marquée entre les natifs d’avant-guerre (des années 1920 aux années 1930, soit les plus de 80 ans) et ceux d’après-guerre (qui ont maintenant entre 70 et 80 ans). Tout oppose ces deux générations, dont beaucoup de fratries (les aînés souvent nés dans la dureté d’avant 1939, les cadets conçus dans l’euphorie de la Libération à partir de 1944). Les plus âgés ont connu deux guerres (l’occupation dans leur enfance, les décolonisations – Indochine, Algérie, etc. – à leurs 20 ans). Les plus jeunes ont bénéficié des Trente glorieuses[8] et d’un baby-boom maintenant recyclé en papy-boom[9], bien avant la récente survenue du « baby-crash » des années 2020. Ce sont là deux déracinements contraires. Les natifs d’avant-guerre ont dû composer avec la Shoah, les mensonges meurtriers de la collaboration et le sadisme muet des guerres de décolonisation. Autrement dit, assumer le lâchage des deux racines de leur éducation : la République et l’Église. Leurs frères et sœurs natifs d’après-guerre firent un chemin quasiment inverse : il leur fallut se départir de leurs racines désuètes, héritées de la société conservatrice dont ils étaient issus. Ces « seniors » actuels furent hier les instigateurs du Fossé des générations que décrivit Margaret Mead en 1970, entre génération « pré-figurative » des jeunes, « post-figurative » de leurs grands-parents et « co-figurative » de leurs parents[10].

Troisième et dernier phénomène expliquant les actuels déracinements du grand âge : les déracinements symboliques et affectifs qu’entraînent nécessairement l’avancée en âge et, plus encore, le vieillissement. 

2/ POUR UNE PSYCHOLOGIE DE L’EXIL

L’exil migratoire des pays pauvres ou en guerre vers les pays riches, constitue l’essentiel du phénomène depuis des siècles. Il génère des métissages identitaires, culturels, linguistiques souvent heurtés, soit de nouveaux adultes « pluriels » plus ou moins intégrés ou précaires, qui mettront plusieurs générations à trouver leur place. Toutefois, l’exil concerne aussi des situations de meilleure intégration, aux conséquences également importantes sur les identités adultes : étudiants qui changent de vie et de pays, cadres de multinationales, expatriés, etc. Ainsi des mariages dits « mixtes » (du point de vue de la nationalité et non pas du genre), qui représentaient 15% des mariages en France en 2018 : une majorité furent conclus entre français et ressortissants d’un pays africain, mais 22% unirent un·e français·e à un·e conjoint·e originaire d’un autre pays d’Europe. Sans oublier que comptabiliser les mariages revient à ne décompter qu’une partie des couples et des familles existants. C’est pourquoi toute une psychologie de l’exil reste à écrire, aux côtés mais différemment de la psychologie transculturelle[11] et interculturelle[12], qui ont déjà défriché le champ des migrations, avec leurs lots de métissages et de tensions identitaires, de problématiques généalogiques et de conflits entre structures psychiques et culturelles.

 

Cette psychologie de l’exil distinguera au moins trois types d’exil. L’exil durable d’abord, souvent forcé, plus ou moins destructeur, restructurant ou de survie. L’exil formateur ensuite, du voyage initiatique à l’expatriation, cet exil de L’homme nomade de Jacques Attali[13] forme non seulement la jeunesse, mais aussi tous les autres âges de la vie. L’exil créateur enfin, celui qui, faisant changer de langue produit aussi un changement de regard, de rapport au Monde, à sa science, à son art, mais aussi une relativisation culturelle, épistémologique, esthétique, ainsi qu’un acharnement à réussir – afin, vraisemblablement, de légitimer après-coup les sacrifices consentis. Or, un grand nombre de créateurs et d’inventeurs dans les domaines de la science, de l’art, de la politique ou des religions se trouvent être des exilés qui, changeant de pays, ont aussi changé de langue et quitté leur « langue maternelle ». C’est notamment le cas de nombre de psychologues importants cités dans cet ouvrage. Une étude systématique reste certes à mener, afin d’évaluer d’une part la proportion d’exilés parmi les créateurs et celle des créateurs parmi les exilés, d’autre part le poids relatif de la variable « exil » parmi d’autres facteurs explicatifs de la créativité. Parmi ces autres facteurs, Franck Sulloway a déjà authentifié celui du rang dans la fratrie : la plupart des auteurs des révolutions scientifiques, esthétiques, politiques et scientifiques étaient des cadets, c’est-à-dire ni des aînés ni des benjamins[14]. Ce rang de naissance les aurait rendus plus curieux, plus rebelles aux certitudes établies et plus réceptifs aux idées neuves que leurs aînés et leurs benjamins. Ceux-ci ont des places mieux repérées, même après la suppression du droit d’ainesse. Aux cadets de s’inventer leur « niche ». D’ailleurs, être cadet, n’est-ce pas un peu être exilé en sa famille ?

 

CONCLUSION : LA VIEILLESSE, ENTRE DÉRACINEMENT ET EXIL

Au-delà de ces parcours d’exception, les vies adultes ordinaires, plus longues, plus mobiles et plus connectées, sont aussi sources d’exils successifs. Il y a d’abord le départ de sa ville ou de son village d’origine, par choix ou par nécessité – le plus souvent les deux. S’ensuit une forme d’ambivalence, entre nostalgie et rejet, à l’égard des lieux de son enfance. Didier Eribon en fait état dans son Retour à Reims[15]. Si l’auteur porte l’accent sur son itinéraire de « transfuge de classe » (fils d’ouvrier provincial devenu universitaire parisien), il s’agit aussi du cheminement d’un deuil, celui du père, et de la transformation d’un héritage, l’abandon d’un lieu pour en investir de nouveaux. Soit l’histoire d’un exil social, géographique et identitaire.

 

Cette histoire est aussi celle de nombreuses existences adultes d’aujourd’hui, dont les étapes sont scandées par des déménagements successifs. Ceux-ci sont tantôt imposés par les aléas de la vie conjugale et professionnelle, tantôt choisis en vue de nouveaux départs. Chacun de ces déménagements bouleverse les habitudes et les équilibres antérieurs. Le choix du nouveau lieu de vie convoque le couple à renégocier son pacte implicite, à l’épreuve des projets de chacun et de la solvabilité financière des deux. Le déménagement lui-même désorganise et tous les membres de la famille en subissent l’impact. Les enfants changent d’école et d’amis, ce qui est particulièrement douloureux. Les adultes ont également à reconstituer un nouveau cercle de relations sociales tout en s’affranchissant de l’ancien. Passé le chamboulement, c’est toujours d’un « mini-exil » dont il s’agit. Parmi ces déménagements, celui qui précède ou accompagne le passage à la retraite revient à tourner d’un coup toute une page de vie. Si ce déménagement concerne encore peu de nouveaux retraités en France, beaucoup moins en tout cas qu’en Amérique du Nord ou en Australie où l’on est peu grégaire, il s’amplifie progressivement. Il fut initié par les britanniques vers la Dordogne ou le Val de Loire. Aujourd’hui, quelques milliers de retraités français seulement, parmi les plus aisés, s’exilent à la retraite vers le Maroc, le Portugal ou la Nouvelle-Calédonie. Mais 20% des 55-65 ans français anticipent un déménagement dans les 10 ans selon l’IRCANTEC, qui voit dans ce « grand déménagement » une véritable nouveauté[16]. Quant aux destinations : la Côte d’Azur ou la Provence pour les plus riches ; les côtes bretonnes ou vendéennes, parfois la Savoie, pour les aisés ; le rapprochement des enfants et petits-enfants pour les revenus médians ; le retour vers la ville ou le village de naissance, principalement le lieu de naissance de l’épouse, sans distinction de revenu. Ceci coïncide avec les travaux de Vincent Caradec[17]. Il s’agit d’anticiper le virage de la dépendance en s’offrant une qualité de vie qui allie, autant que possible, climat et environnement présents, nostalgie du passé et liens avec des enfants et petits-enfants qui incarnent l’avenir. Quant au dernier exil, ce sera celui de l’EHPAD – ou, avant de la Résidence Services Seniors, ou bien de la Résidence Autonomie. Autant d’exils qui nécessitent autant de déménagements. Autant de déménagements qui suscitent autant de bouleversements… Car il faut à chaque fois faire le tri dans le passé, décider de ce que l’on garde, ce que l’on donne, ce que l’on jette, qu’il s’agisse d’objets ou de souvenirs, et envisager l’avenir que l’on souhaite, avec quels bagages avec soi pour y parvenir.

 

Toute vie est un tri.

 

NB / Une partie de ce texte correspond au Chapitre 4.5. de mon livre : Heslon, C. (2021). Psychologie des âges de la vie adulte. Vie plurielle et quête de soi. Dunod.

 

[1] Godelier, M. (). Le grand âge de la vie. 

[2] Heslon, C. (). Figures anthropologiques

[3] Ancelin-Schützenberger, A. (). 

[4] Heslon, C. (2015). Accompagner le grand âge. Psycho-gérontologie pratique. Dunod (2ème éd.).

[5] Limoges Boutinet tenir lacher prise

[6] Marin, C. (). Rupture(S). 

[7] Sautet, C. (1970). Les choses de la vie. (Film). France, 1h29.

[8] Fourastié, J. (1979). Les Trente glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975. Fayard.

[9] Berrut, G. (2018). Les papys qui font boom. La longévité, une chance pour tous. Solar.

[10] Mead, M. (1970). Culture and Commitment. A Study of the Generation Gap. Bodley Head.

[11] Moro, M-R. (2020). Guide de psychothérapie transculturelle. InPress.

[12] Plivard, I. (2014). Psychologie interculturelle. De Boeck.

[13] Attali, J. (2003). L’homme nomade. Fayard.

[14] Sulloway, F. (1997). Born to rebel. Birth Order, Family Dynamics, and Creative Lives. Vintage.

[15] Eribon, D. (2009). Retour à Reims. Fayard. (2ème éd. Flammarion, 2018).

[16] https://www.ircantec.retraites.fr/retraite/nouvelles-ircantec/grand-angle/societe/retraite-grand-demenagement, consulté le 19 mars 2020. 

[17] Caradec, V. (2017). L’« épreuve » de la retraite. Transformations sociétales, expériences individuelles. Nouvelle Revue de Psychosociologie. 2017/1, n°23, 17-29. / (2015). Franchir le cap de la retraite. In N. Marquis, dir. Le changement personnel. Histoire, mythes, réalités. Éditions Sciences Humaines. pp. 126-129.