Stéphane Picot
Doctorant.e
Stéphane Picot
Structuration, gouvernance et régulation du trail-running : tensions, mutations et perspectives d’institutionnalisation
CONTEXTE
Le trail running est défini par l’International Trail Running Association (ITRA) comme la pratique de la course à pied en milieu naturel, se déroulant principalement sur des sentiers, chemins ou terrains variés, avec moins de 20 % de portions goudronnées. Ce sport inclut des distances variées, de quelques kilomètres (trail court) à plus de 80 kilomètres (ultra-trail), selon leur site internet[1].
Mais au-delà de cette définition technique, le trail running est un sport en pleine expansion. L’accroissement de son nombre de pratiquant a eu pour conséquence une augmentation du nombre d’événement, comme l’a souligné Glen Buron en 2020[2]: « la massification de la pratique a entraîné une augmentation de la demande en termes d’événements et de courses, prenant majoritairement la forme de compétitions. Une « offre trail » importante a vu le jour depuis la fin des anées 1990. De 5 événements recensés en 1995 à près de 1000 en 2009[3]». Dernièrement, l'étude «Data Miles 2024» réalisée par la plateforme Miles Republic[4]indique que le nombre d’événement de trail running a augmenté de 16,4 % en 2024, avec 3 749 rassemblements grand public. C’est la première discipline outdoor génératrice de courses devant le running (3071) et le triathlon (822).
La croissance de cette communauté génère naturellement un intérêt croissant des marques et des médias. Pourtant, cette évolution s'accompagne d’un paradoxe : malgré sa reconnaissance sportive croissante (Championnats du Monde, multiplication des circuits internationaux), le trail reste une discipline marquée par une gouvernance éclatée, des tensions persistantes entre logiques fédérales et commerciales, et une absence de structuration centralisée. L’objet de ce projet de thèse est d’analyser en profondeur les formes actuelles de gouvernance dans le trail running, les mécanismes d’institutionnalisation à l’œuvre, ainsi que les enjeux de structuration à venir.
Cette problématique semble d’autant plus intéressante qu’il existe peu d’étude sur le sujet, comme l’indique Mathilde Plard, Simon Lancelevé et Aurélien Martineau (2024)[5]: «l’organisation du trail semble n'avoir été que survolée. Des études sur les liens entre les événements et la fédération, sur l'institutionnalisation de la discipline elle-même et sur le bénévolat, élément clé des projets événementiels, seraient plus que bienvenues pour comprendre les différentes facettes de cette discipline en plein essor ».
RÉSUMÉ
Afin d’étudier cette problématique, nous devons préalablement procéder à une analyse approfondie, qui passe d’abord par une compréhension historique de l’essor de la pratique, avant d’interroger les dynamiques systémiques de régulation et de gouvernance.
Le trail hérite directement de l’évolution de la course à pied. Une première révolution, entre les années 1960 et 1980, marque un tournant majeur : quittant les pistes d’athlétisme, les coureurs investissent l’espace urbain et naturel. Ce mouvement s’inscrit dans un contexte de postmodernité où chacun cherche à s’émanciper, à exprimer son individualité, et à faire de son corps une scène de mise en valeur de soi. Cette révolution culturelle, racontée dans le documentaire Free to Run(Morath, 2016)[6]ou l’ouvrage d’Olivier Bessy (2021)[7], ouvre la voie à une démocratisation de la course. La seconde révolution, dans les années 1980, voit apparaître les premières épreuves de trail, lesquelles se distinguent par une atmosphère singulière. Au-delà de la simple performance sportive, elles incarnent une philosophie : bien-être, défi personnel, aventure, fête, tourisme et parfois humanitaire. Le trail, ainsi mis en récit par ses organisateurs, devient un espace d’expérience unique.
La mise en scène de ces événements n’est pas anodine. Elle constitue un véritable travail de marketing, où les organisateurs se muenten « ingénieurs de l’enchantement », pour reprendre l’expression de Winkin[8]. Hymnes, arches symboliques, rituels d’arrivée : chaque détail contribue à construire un imaginaire propre, distinct du « hors stade » traditionnel. Des épreuves comme les Templiers ont su créer leur univers, enraciné dans une scénographie identitaire forte. Très vite, le trail dépasse le simple cadre de l’événement sportif pour devenir un instrument de développement territorial. Dans des régions fragilisées par la diminution de l’enneigement, notamment en montagne, il apparaît comme un outil stratégique pour attirer de nouveaux flux touristiques. Comme l’a montré Buron (2020)[9], le trail agit comme un « catalyseur d’attractivité touristique » : l’épreuve est éphémère, mais l’empreinte laissée sur le territoire est durable, renforçant son image et son attractivité. Ainsi, le trail s’inscrit dans la continuité des courses hors stade, mais en déplaçant le centre de gravité : du bitume vers les sentiers, de la ville vers la nature. Mais il peut y avoir des « chemins de traverses », notamment avec les « Urban trails » qui propose de redécouvrir les grandes villes. Le champ des « possibles » s’élargie de plus en plus.
Toutefois, cet essor spectaculaire met en lumière une problématique plus complexe : celle de la régulation et de la gouvernance du trail-running à l’échelle mondiale. Comme l’explique Bayles[10], la régulation des sports individuels est par nature fragmentée. Elle repose sur des logiques multiples : sociales (normes éthiques et antidopage), économiques (droits de diffusion, sponsoring, partenariats), écologique (sentier, transport, ravitaillement, déchets…), juridiques (règles internes et conventions internationales) et politiques (interactions avec les gouvernements). Quatre variables conditionnent la stabilité du système : la diversité des acteurs, l’uniformité des règles, le contrôle des calendriers et la propriété des événements majeurs. C’est dans cet entrelacs de régulations que se dessine le devenir du trail.
L’écosystème du trail-running apparaît aujourd’hui particulièrement foisonnant et dispersé. Pas moins de sept grandes organisations coexistent, parfois dans une logique coopérative, souvent dans une dynamique concurrentielle : l’ITRA, l’UTMB Group, la WMRA, la World Trail Majors, la Skyrunning Federation, World Athletics, et la Golden Trail World Series. Chacune propose ses règles, son système de classement, son circuit, et revendique une légitimité propre. Cette multiplicité brouille la lecture : quel circuit est le plus prestigieux ? Quel athlète peut véritablement se revendiquer « meilleur traileur au monde » ? Ces questions traduisent l’absence d’une codification commune et d’une hiérarchie reconnue.
Les rivalités ne s’expriment pas seulement sur le plan sportif. Elles se déploient aussi dans les sphères économique, marketing et médiatique. La lutte pour les sponsors, la captation de la valeur symbolique de la marque « trail », et la course à la visibilité médiatique alimentent les tensions. Le partenariat récent entre Salomon et Warner Bros[11] illustre bien ce basculement : la diffusion en direct des courses sur de grandes plateformes internationales montre que le trail n’est plus un simple sport de niche, mais une discipline susceptible de toucher un public mondial.
Face à cette situation, plusieurs scénarios prospectifs peuvent être envisagés. Une première étape passerait par une codification claire : harmonisation des règlements et des calendriers, standardisation des distances et des catégories, mise en place de classements mondiaux unifiés, à l’image du tennis ou du cyclisme. À terme, la modélisation de la gouvernance pourrait prendre différentes formes : centralisée ou hybride associant fédérations, organisateurs privés, marques et athlètes.
Enfin, la reconnaissance sociale, politique et économique serait l’aboutissement logique de ce processus : reconnaissance officielle par les États, financement public, visibilité accrue et pourquoi pas, une intégration aux Jeux Olympiques.
L’enjeu ultime reste celui de la lisibilité. Plus le trail-running parviendra à clarifier ses règles, ses structures et sa gouvernance, plus il gagnera en crédibilité auprès du grand public, des sponsors et des institutions. Cette lisibilité favoriserait une médiatisation élargie et ouvrirait la voie à de nouveaux partenaires au-delà du cercle restreint des marques de sport outdoor. En devenant un sport pleinement institutionnalisé, le trail dépasserait son identité initiale de pratique alternative pour s’imposer comme un véritable support de communication global, à la fois sport de performance, vecteur touristique et produit médiatique.
[1]International Trail Running Association (ITRA). https://itra.run/About/DiscoverTrailRunning
[2]Buron, G. (2020). Le trail : d’une pratique sportive auto-organisée à un outil de développement local. Dans D. Charrier & B. Lapeyronie (dir.), Gouvernance du sport et management territorial : une nécessaire co-construction. HAL. https://hal.science/hal-02549613
[3]Bessy, O. (2012). The North Face Ultra-Trail du Mont-Blanc : Un mythe, un territoire, des hommes. Le Petit Montagnard & Autour du Mont-Blanc
[4]Miles Republic. (2024). Data Miles 2024.https://www.filieresport.com/data/observatoire/2025-02-10/le-trail-une-…
[5]Plard, M., Lancelevé, S., & Martineau, A. (2024). Trail-Running et ultramarathon : une revue de la littérature multidisciplinaire. STAPS, 2024 (4), 115–132. https://shs.cairn.info/journal-staps-2024-4-page-115
[6]Morath, P. (Réalisateur). (2016).Free to run[Film documentaire]. Point Prod, Yuzu Production
[7]Bessy, O. (2021). Courir de 1968 à nos jours – Tome 1. Cairn.
[8]Lallement, M., & Winkin, Y. (2015).Quand l’anthropologie des mondes contemporains remonte le moral de l’anthropologie de la communication. Revue de communication sociale et publique : Communiquer. https://doi.org/10.4000/communiquer.1562
[9]Buron, G. (2020). Le trail : d’une pratique sportive auto-organisée à un outil de développement local. Dans D. Charrier & B. Lapeyronie (dir.), Gouvernance du sport et management territorial : une nécessaire co-construction. HAL. https://hal.science/hal-02549613
[10]Bayle, E. (2025). Governance, regulation and management of global sport organisations. Routledge.
[11]SIERRE-ZINAL (2025). Communiqué de Presse du 08/05/2025