Pratiques sonores de la recherche : enregistrement et réalisation, quels renouvellements épistémologiques ?

Walter Benjamin écrit : « Une méthode scientifique se caractérise par le fait qu'en trouvant de nouveaux objets elle développe de nouvelles méthodes. Exactement comme la forme en art se caractérise par le fait qu'en conduisant à de nouveaux contenus, elle développe de nouvelles formes ». (Walter Benjamin, « Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès », in Paris, capitale du XIXe siècle (trad. Jean Lacoste), Paris, Cerf, 2009 [1989], p. 490).

Le présent colloque s'inscrit en clôture du projet de recherche-création PRASORE : Pratiques Sonores de la Recherche développé à l'Université catholique de l'Ouest par une équipe pluridisciplinaire et internationale (France, Belgique, Canada, Portugal) de chercheur.euses en arts de la scène, musicologie, histoire et sciences de l'information et de la communication depuis janvier 2022. Ce projet et le présent colloque entendent contribuer au développement et à la structuration des productions sonores de la recherche élaborés dans une perspective de narrativité des terrains de recherche. Inscrits dans la dynamique des écritures alternatives de la recherche (Salon Focus, festival Jean Rouch, journées d'étude Écritures alternatives de la recherche coordonnées par la MSH Anges Guépin et le laboratoire AAU-CRENAU, etc.), les podcasts - ou baladodiffusions - produits par le monde académique manifestent un fort désir d'émancipation des chercheur.euses à l'égard des productions scientifiques normatives où l'écrit domine. Si l'usage de l'enregistrement sonore n'a rien de nouveau et a été pratiqué de longue date par les disciplines en lien étroit avec les terrains et les pratiques d'enquête notamment en anthropologie, en ethnomusicologie, en sociologie, en histoire orale et plus récemment en arts dans l'étude des processus de création, il est clair que le processus d'éditorialisation dans lequel s'engagent les chercheur.euses auteur.ices de podcast (balado) implique une nécessité de repenser les rapports au son sur toute la chaîne de production de ces contenus sonores. C'est à cette bascule et aux questionnements épistémologiques suscités par l'expérience pratique que ce colloque entend porter une attention particulière.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer l'essor des podcasts produits par les communautés scientifiques. Interviennent en premier lieu les évolutions de la technique numérique de plus en plus facilitante du point de vue de l'encombrement du matériel de tournage, de son coût et des possibilités offertes par les logiciels de montage libres. Les espaces de diffusion également numériques contribuent à cette diversité des productions scientifiques. Néanmoins, l'apparente accessibilité ne doit pas faire oublier la complexité d'une production médiatique et la nécessité de maîtriser les étapes d'une production sonore, dans sa dimension technique comme dans sa dimension narrative et éthique. C'est là l'origine du projet PRASORE qui a suscité dans son sillage la formation ESOR (Écritures Sonores de la Recherche) dispensée aux chercheurs de l'ENS Lyon depuis février 2025. Si les conditions techniques apparaissent comme un motif de transformation des pratiques de recherche, elles ne sauraient à elles seules justifier l'engouement du monde académique pour le podcast (balado). En effet, l'effort d'ouverture et de restitution des résultats auprès de publics non spécialisés et l'obligation d'inscrire les travaux dans le schéma des sciences ouvertes contribuent largement à cette dynamique et relie les mondes académiques au mouvement intensif des productions sonores. Cette dynamique pourrait facilement les ranger dans une logique de valorisation de la recherche au risque d'oublier les enjeux épistémologiques d'une pratique de recherche par le sonore. Un troisième
facteur identifiable se situe dans une évolution des pratiques de recherche et dans l'alliance de plus en plus soutenue de la théorie et de la pratique que les méthodologies de la recherche-création et de la recherche-action manifestent avec une importante transversalité disciplinaire. Enfin, et c'est là peut-être la raison la plus évidente pour expliquer cet état de l'art de la production sonore de recherche, le recours au son dans un monde saturé d'images et le besoin de renouveler les modalités d'attention favorisent les approches intermédiales et le champ des sound studies qui se singularisent par une très forte transversalité et plasticité.

Le colloque s'inscrit dans une problématisation des pratiques sonores de la recherche en sciences humaines et en arts sans toutefois se fermer aux apports des autres disciplines plus établies dans les productions de podcast. On pense notamment au fort potentiel représentatif des sciences sociales qui participent pleinement à la structuration des pratiques sonores de recherche. L'enjeu commun à toutes les contributions se retrouvera dans une articulation entre la théorie et la pratique afin d'alimenter une épistémologie des productions sonores de recherche. Il est donc souhaité que les propositions fassent entendre une analyse sur les conditions de productions - et si possible de diffusion - et sur les effets de transformation de la recherche par le sonore (Feld). Il s'agira dès lors d'ausculter les postures impliquées par les différentes phases de production d'un podcast dans la relation avec le terrain de recherche selon la temporalité du processus de fabrication : avant le terrain, sur le terrain, de retour du terrain. La préparation du tournage (avant) s'inscrit dans une temporalité de la projection et se consacre à l'articulation des hypothèses avec les conditions matérielles de la prise de son. Un ensemble de questions se dessine d'emblée ; elles sont à relier avec la mise en œuvre des phases de tournage (pendant) et de réalisation (après) : quels sont les enjeux éthiques de rapport aux témoins et comment s'opère le partage d'autorité (High) avec les personnes enregistrées en situation ? Comment l'état de corps et de posture du chercheur modifie son rapport aux
personnes (Dujardin) et à la sonosphère (Barbanti) dans le geste du micro tendu ? Quelle préparation pour l'implantation d'un dispositif de prise de son plus complexe (multipistes, différences et complémentarité des micros) et quelle raisons président au choix des dispositifs de prises de son ? Comment sont sélectionnés les rushs ? Qu'advient-il des prises de sons non sélectionnées au montage ? Quels processus narratifs sont mis en œuvre dans la phase de réalisation ? Dans la phase de tournage, on pourra être attentif aux effets de l'écoute amplifiée et médiatisée sur l'activité cognitive et sensorielle des chercheur.euses en situation d'écoute augmentée. Il sera alors possible d'aborder le medium sonore dans sa dimension phénoménologique et ses conséquences sur les rapports au terrain et aux locuteurs. La phénoménologie pouvant aller jusqu'à penser les effets recherchés sur les auditeur.ices avec une attention portée au rythme, aux variations, aux effets de montage, voire aux dispositifs d'écoute. La forte potentialité d'hybridation du son sera donc explorée dans la phase de réalisation où l'on analysera les opérations de sélection de la matière et les fonctions complémentaires des éléments sonores retenus dans la réalisation : voix, ambiances, bruits, archives, musiques. La pensée des ambiances dans le montage permettant par exemple de mettre en relation les travaux sur le concept d'ambiance (Bégout, Tallagrand et al., Torgue) avec le geste de l'écriture sonore de la recherche.

^{Bibliographie indicative :}

^{BARBANTI R. Les sonorités du monde, Les Presses du réel, 2023}

^{BÉGOUT B. Le concept d'ambiance, Éditions du Seuil, 2020}

^{CHENETIER-ALEV M, FARGIER N, HERVIER E. Dispositifs sonores, Chantier #8, Revue en ligne Thaêtre, 2024}

^{CHEVREMONT A. Donner lieu au son, presses du réel, 2024}

^{DELEU C. Le documentaire radiophonique, L'Harmattan et INA éditions, 2013}

^{DESCAMPS F. Archiver la mémoire : de l'histoire orale au patrimoine immatériel, Paris, EHESS, 2019}

^{DUJARDIN F. et TULIPE A. « Un monde sonore » in La revue documentaire, n°32, 2022}

^{FELD S. La recherche comme composition, Les Presses du réel, 2023}

^{GINOUVES V. et GRAS I. (dir), La diffusion numérique des données en SHS. Guide des bonnes pratiques éthiques et juridiques, Presses Universitaires de Provence, 2018}

^{HIGH S. “Telling Stories: A Reflection on Oral History and New Media,” Oral History 38 (Spring 2010), 101-112.}

^{LARRUE J-M, PISANO G. et QUEINNEC J-P, Dispositifs sonores, Les Presses de l'Université de Montréal, 2019}

^{LEROY S. « Imaginer un paysage sonore du passé » in Paysages sensoriels, Approches pluridisciplinaires, MEHL V. et PEAUD L. (dir), Presses Universitaires de Rennes, 2019, p.p. 99-110.}

^{DELEU C, HERON P.M, OMELIANENKO I. (dir), Le désir de belle radio aujourd'hui (fiction, documentaire), Presses universitaires de Rennes, 2024}

^{LEROY S. « Radio, scène et documentaire sonore de recherche : explorations sonores de la peinture de Marc Rothko », in Les scènes du son, WEGNER A. et UHIARA R. (dir.), Revista Brasileira de Estudos da Presença, Porto Alegre, v. 14, n. 4, 2024 : http://seer.ufrgs.br/presenca}

^{QUEINNEC J.P (dir) En situation. Du son à l'écriture, Sagamie, 2014}

^{SCHAFER R. M. Le paysage sonore : le monde comme musique. Éditions Wildproject, 2010}

^{TALLAGRAND D. et al, L'usage des ambiances, une épreuve sensible des situations, Hermann, 2021}

^{TORGUE H. Le sonore, l'imaginaire et la ville, L'Harmattan, 2012}